Jouer une pièce
L’expression « jouer une pièce » (ou « faire (une) pièce »), synonyme de « jouer un tour », est, aux alentours de 1660, la manière privilégiée de désigner le procédé qui consiste à se divertir de quelqu’un à son insu par le biais d’un subterfuge élaboré, impliquant le regard d’un public.
Les romans et nouvelles produits en contexte mondain à la fin des années 1650 y font fréquemment recours. Ainsi
Le Violon marquis ou le Marquis violon (1658) de René le Pays
:
Les personnages s’y proposent de « faire une pièce si bien concertée » (éd.
s.l.n.d, p. 83) ou de « jouer toujours la même pièce » (p. 101). Ailleurs : « nous
nous replûmes de jouer la même pièce à Me Blaise. » (p. 145) ; « Enfin, étant pourtant
ennuyés de leur folie, Tyrcis et mon frère m’ayant appris une nouvelle pièce qu’ils
avaient inventée, me conseillèrent de dire à mes deux amoureux séparément... » (p.
147)
La Précieuse ou le Mystère de la ruelle (1656-1658) de l’abbé de
Pure :
« Sophronisbe et Aracie, craignant qu'il ne se forma à la fin quelque
pièce outrageuse à Agathonte, crurent qu'il fallait imposer silence à Mélanire et à
Eulalie. »
(éd. Magne, Paris, Droz, 1938, t. I, p. 110)
Mais c’est bien évidemment au théâtre que l’expression connaît sa plus grande fortune, en
particulier chez Molière :
[exemples] « Nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur
fera voir leur sottise », (Les Précieuses ridicules (1659, scène
I); aussi sc.
XVI : “Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite. »
« Un traître de Français m'a joué une pièce », Le Sicilien (1668,
sc. XIX)
« Cela veut dire que cet homme-là, avec ses grandes embrassades,
est un fourbe qui m'a mis dans une maison pour se moquer de moi, et me faire une
pièce. », Monsieur de Pourceaugnac (1669, II, 4).
L’affinité avec la situation théâtrale est bien sûr évidente : il s’agit, dans les deux cas, d’établir une communauté de spectateurs et de créer une connivence entre ceux qui observent, voire participent à la duperie, au détriment de ceux qui en sont les victimes.
Généralement, le fait de “jouer une pièce” permet de piéger un personnage de manière enjouée, en sorte de lui faire prendre conscience de son comportement inconvenant afin de le corriger. A la fin des Nouvelles Nouvelles, Clorante, le nouvelliste du Parnasse, remercie même Arimant de lui avoir ouvert les yeux : « C’est une vérité dont je ne puis douter, que ceux qui nous font connaître nos défauts, de quelque manière qu’ils le fassent, sont nos véritables amis » (tome III, p. 334). Il en était de même au tome II à propos d’un nouvelliste trompé, qui « connut bien qu’il avait été attrapé, et en conçut un tel dépit qu’il cessa d’être nouvelliste » (tome II, p. 255).
En revanche, le procédé prend une forme jugée négative lorsqu’on joue un tour à quelqu’un pour lui « faire malice » et le dénigrer. Il se rapproche alors de la satire. Ainsi, dans les Nouvelles Nouvelles, il arrive fréquemment qu’un personnage décide d’en railler un autre pour le ridiculiser.
La trame narrative du tome II repose sur ce procédé : le narrateur invite trois nouvellistes pour se divertir à leur insu.
« J'eus tant de plaisir à les entendre parler et disputer ensemble que je
les priai de venir dîner aujourd'hui chez moi, pour avoir encore une fois ce même
divertissement, que je prétends augmenter par une pièce que je leur ai préparée. - Avant
que d'apprendre le tour que vous leur devez jouer, permettez-moi, lui dis-je, que je vous
remercie de m'avoir plutôt choisi qu'un autre et que je vous demande en même temps les
noms de ces messieurs les nouvellistes. »
(Nouvelles Nouvelles, tome
II, p. 4)
De la même manière, au niveau diégétique inférieur, les nouvellistes ne cessent de
vouloir se jouer d’autres nouvellistes. La seule différence réside dans le fait
qu’Arimant, l’hôte qui orchestre la duperie générale, incarne la norme mondaine. Les
nouvellistes au contraire représentent les personnages ridicules et ne réalisent pas
qu’ils sont victimes de leur propre plaisanterie. [exemples] “Il
faut avouer, dit Clorante, dès que Lisimon eut fini son discours, qu’il n’y a point de
plus grands importuns au monde que les nouvellistes. Quoi que l’on leur puisse dire,
et quelque pièce que l’on leur puisse jouer, ils ne s’en mettent point en colère et
ils ne s’en aperçoivent même pas le plus souvent, non plus que des impertinences et
des menteries qu’ils disent en débitant leurs nouvelles.” (tome II, p. 250)
[Ariste, lui-même nouvelliste, se propose d’écrire une comédie à leur sujet]: « Il y
aura du tendre et du galant, et il y aura du satirique sans choquer personne, ou du
moins sans choquer que ceux qui en rient les premiers, qui applaudissent à tout ce que
l'on dit qui les regarde et qui ne s'aperçoivent pas que l'on les raille. » (tome II,
p. 275)
« Ce que vous venez de dire, me repartit-il, me fait souvenir d’un
tour que je fis il y a quelques jours à un nouvelliste, qui me vint demander des
nouvelles pour écrire à la campagne. Je lui dis que j’en savais beaucoup, et comme il
craignait d’en oublier une partie, il me pria de les lui venir dicter dans une
boutique du Palais. J’avais pour lors sur moi des Mémoires de Sully,
que j’ouvris en faisant semblant de tourner les feuillets en badinant ; et en
l’ouvrant et en le refermant, je lui en dictai trois pages, auxquelles je ne fis que
changer quelques noms propres. Mon nouvelliste me fit mille remerciements et me quitta
le plus satisfait du monde. » (tome III, p. 281-282)