Les « propos sur Molière » des Nouvelles Nouvelles
Au sein de la conversation des nouvellistes qui constitue le tome III des Nouvelles Nouvelles est développé un long passage prenant pour sujet « un certain comédien de la troupe de Monsieur, dont les pièces font tant de bruit et dont l'on parle partout comme d'un homme qui a infiniment d'esprit » (p. 211). La formulation est destinée à faire reconnaître Molière, dont le nom ne sera jamais énoncé tout au long des pages qui suivront.
Le texte, qui s’étend sur une trentaine de pages, s’articule en deux phases distinctes :
un échange de répliques entre Clorante et Ariste (p. 211-219), qui envisagent le phénomène Molière au travers de la question du « mauvais goût du siècle » et de la préoccupation du public ;
un récit à caractère biographique, intitulé « abrégé de l’abrégé » (p. 219-243), pris en charge par Straton, qu’interrompent à de rares occasions les autres interlocuteurs.
Un texte de nature ambiguë
La première partie de ce texte ne se différencie pas des autres propos des Nouvelles Nouvelles sur la vie littéraire du temps et s’inscrit dans le prolongement des échanges auxquels se livrent les personnages sur le rôle des femmes en littérature, les nouvelles de la république des lettres et les désagréments qu’occasionnent les récitateurs importuns, les brigues des auteurs ou les réputations créées artificiellement.
La seconde partie en revanche est tout à fait singulière. Straton procède à une
narration qui passe en revue les principales créations de Molière en les assortissant de
commentaires sur leur mode de production et leur réception. Dans la mesure où ce récit
est précédé de quelques indications sur le passé du comédien avant sa nouvelle célébrité
parisienne (p. 219-221), le rapprochement peut être effectué avec la tradition des vies
d’auteurs. C’est d’ailleurs à ce modèle que renvoie Straton lorsqu’il propose de
qualifier son propos d’« abrégé de l’abrégé de sa vie ».
Or il faut bien
reconnaître que le récit biographique proposé ne répond que partiellement aux
caractéristiques du genre de la « vie » d’auteur, destiné généralement à accompagner un
recueil des œuvres d’un écrivain disparu (voir à ce sujet la thèse de doctorat d’Elodie
Benard, Les Vies d’écrivains français : développement et mutations d’un genre
(1570-1770), soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne le 20 janvier 2015). En
s’attachant à la « vie » d’un auteur vivant, dont le statut s’avère problématique
puisqu’il est étroitement tributaire de la pratique théâtrale, Donneau de Visé se livre
à une entreprise non seulement inédite (c’est la première « vie » de ce genre dont on
peut faire état), mais également singulière (aucun autre texte semblable ne sera publié
au cours du siècle).
Une fausse vie d’auteur
En fait, les vingt pages de l’ « abrégé » s’efforcent de satisfaire à une demande d’une
autre nature. Il ne s’agit pas d’offrir à un lecteur favorablement prédisposé l’histoire
d’un individu exemplaire, mais plutôt de répondre au besoin d’informations d’un public
avide d’en savoir plus sur un phénomène d’actualité : « qui est donc ce Molière dont
tout le monde parle ? ». Le récit de Straton ne s’adresse pas à la frange du lectorat
informée des développements récents de la vie théâtrale, mais à ceux qui, n’ayant pas vu
les comédies de Molière, en ont néanmoins entendu parler et sont désireux d’assouvir
leur curiosité (E. Benard parle à
ce propos de « exercice de curiosité », p. 128-131).
D’où un sentiment de
transgression à l’égard du genre établi, qui explique que Donneau de Visé, par la bouche
de son personnage, s’efforce de justifier son entreprise (p. 218 et p. 239) et invoque
ironiquement le modèle reconnu sur le mode du « en fait, ce n’est pas tout à fait une
vie d’auteur ; un abrégé, pourrait-on dire, ou mieux un abrégé de l’abrégé ». (p.
218-219)
On comprend dès lors pourquoi la « vie de Molière » que proposent les Nouvelles
Nouvelles véhicule autant de rumeurs et de contre-vérités : en tant que texte
renseignant, elle a pour ambition avant tout de se faire fait l’écho de ce qu’on dit sur
l’homme événement de 1663.
Elle reproduit par conséquent les on-dit (Molière exploitant des mémoires ; Molière invité à table chez les grands),
les propos malveillants (Molière farceur ; incapable de jouer une pièce sérieuse ;
plagiant les Italiens pour Les Précieuses ridicules ; fomenteur de brigues) ou
bienveillants (Molière capable d’exprimer comme personne le naturel), les plaisanteries
ayant cours (Molière cocu parce qu’il représente les cocus en scène), elle se fait fort
d’offrir des scoops (les sources de L’Ecole des femmes, le titre de la prochaine pièce de
Molière), elle dévoile en primeur ce qui est encore de l’ordre du secret réservé aux happy few (le
contenu de La Critique de L’Ecole des femmes).
Dans la mesure où
l’objectif déclaré est de livrer un savoir sur un individu humain, le paradigme
biographique s’impose comme référence. Mais cette référence n’autorise en réalité qu’une
assimilation partielle : plutôt que de discours biographique, il conviendrait, à propos
de l’ « abrégé de l’abrégé », de parler de discours informatif à caractère biographique.
Le vrai modèle : la relation
C’est par conséquent ailleurs qu’il faut chercher le modèle des « propos sur Molière » insérés dans les Nouvelles Nouvelles. De fait, par son aspiration à faire connaître un ensemble d’événements à un destinataire ignorant parce qu’absent des lieux où se sont produits les faits (voir p. 211), par sa sélection d’éléments traduisant la perception de l’observateur externe, le récit de Straton s’apparente au genre de la relation, dont l’essor coïncide avec les premières années du règne de Louis XIV. Dans les trois années précédant les Nouvelles Nouvelles paraissent en effet, sous forme imprimée et parfois manuscrite, de nouvelles formes de récits s’attachant à reporter à un public curieux les événements remarquables de la vie de de la cour :
le Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses (1660) de Mlle Desjardins
Le Cocu imaginaire avec les arguments de chaque scène (1660).
la « Lettre à Maucroix » de La Fontaine (relation de la fête de Vaux-le-Vicomte en 1661)
la « Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte » (1661) de Félibien
Le Carrousel de Monseigneur le Dauphin (1662) de Mlle Desjardins
La relation de l'entrée de la reine Marie-Thérèse à Paris, insérée dans la nouvelle Célinte (1661) de Mlle de Scudéry (p. 9sq)
Dans la diversité des formules qu’ils adoptent (prosimètre, ton badin ou railleur, structure conversationnelle), ces textes s’imposent comme un nouveau genre prisé du public mondain. Sur la base de constat, on conçoit que Donneau de Visé ait pu faire choix de consacrer une relation de ce type non plus aux spectacles à succès et aux moments forts de la vie de cour, mais aux individus dont la notoriété suscite l’intérêt curieux du public. En 1663, Molière est le premier de ces people.